colloque Milan
A l'occasion du colloque organisé par la Fondation Poupard à Milan, les 29 et 30 novembre 2010, sur l'alimentation et la convivialité au sein du dialogue interculturel, Madame Valérie Fert a fait une communication, présentant les objectifs de la Chaire "Eau et agriculture" créée par la Fondation au sein de la Faculté Libre de Droit de la Catho de Lille
L’éducation, non seulement les enseignements fondamentaux, mais aussi l’accès aux études supérieures, fait l’objet de l’article 26 de la Déclaration des Droits de l’Homme.
À une époque où la notation est devenue reine, où les universités sont classées en fonction du nombre de prix Nobel, de médailles Fields qui y enseignent, du nombre de leurs anciens étudiants qui ont obtenu un prix Nobel ou une médaille Fields, du nombre d’articles publiés, du nombre de citations dans des revues, et de la somme pondérée de ces indicateurs divisée par le nombre de chercheurs , il n’est pas inutile de rappeler ce que la Déclaration Universelle des Droits de L’homme dit des objectifs de l’éducation.
« L'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au
renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix. »
En donnant comme mission à sa Fondation le soutien à l’enseignement, la création de chaires, l’organisation de colloques, l’attribution de bourses à des étudiants, le Cardinal Paul Poupard n’a certainement pas voulu associer son nom au prestige, régulièrement médiatisé, de quelques superchampions académiques, mais bien aller dans le sens de cet objectif défini par la déclaration de 1949, qui est aussi celui de sa Fondation : la coexistence durable et pacifique entre nations et civilisations différentes par la voie du dialogue et de cette connaissance qui favorise la compréhension et le rapprochement entre cultures différentes.
Connaissance : le mot est lâché. Mais qu’est-ce que la connaissance, particulièrement dans ce monde de notations où l’on ne se contente pas de classer les universités, mais aussi les pays, les entreprises et les hommes en fonction de leur pouvoir, de leur richesse, voire de leur élégance – ou inélégance - vestimentaire?
C’est bien sûr, le monde de la recherche scientifique et de l’innovation technologique, celui des brevets issus de la recherche, celui des revenus produits par ces brevets quand la recherche et l’innovation deviennent applications industrielles. Mais une société de connaissance est bien plus que cela. C’est une société capable de s’adapter aux changements, de se renouveler face aux bouleversements, de s’inventer face aux mutations et aux crises.
Une société de connaissance est une société innovante, sociétalement et qui, par l’innovation sociétale crée, du coup, de nouveaux horizons de connaissance et des champs disciplinaires inédits.
En créant la Chaire de l’Eau au sein de la Faculté Libre de Droit de l’Université Catholique de Lille, le Cardinal Poupard et le président Musumeci ont inscrit l’action de la Fondation dans cette vision de la société de connaissance, et cela pour deux raisons : d’une part le choix même de la thématique, l’eau, d’autre part l’organisation de l’enseignement. L’eau fait partie de nos quatre ressources vitales fondamentales, avec l’air, la nourriture et l’énergie sans laquelle, depuis l’invention du feu, nos sociétés de plus en plus complexes ne se seraient ni construites, ni développées. Elle est ainsi ce qui nous semble le plus naturel.
Elle est ce qui va de moins en moins de soi. Parce qu’elle n’est pas également répartie à la surface du globe. Parce qu’elle manque cruellement en certains points de celui-ci. Parce que, face à la croissance démographique, qui va amener la population mondiale à 9,5 milliards d’ici quarante ans, et dans un contexte de réchauffement climatique, elle sera de plus en plus disputée, notamment dans les régions de grands bassins hydrographiques transfrontaliers, comme dans celles où elle est rare, la question transfrontalière et la rareté se combinant souvent. Parce qu’elle fera l’objet de concurrences d’usages de plus en plus tendues entre villes et campagnes, entre industrie, agriculture et finalités domestiques, personne ne pouvant prétendre l’emporter sans créer des déséquilibres critiques. Parce que pour être accessible, potable, être source de vie et non de ces maladies – diarrhées, trachomes, bilharziose, choléra… - elle requiert des infrastructures, une maintenance, une gestion qui ont un coût figurant parmi les plus élevés en matière d’équipements. Parce que, après quinze années de discussions, en juillet dernier, l’ONU a reconnu le droit à l’eau comme droit humain fondamental sans que cette reconnaissance fasse l’unanimité puisque la résolution aura été votée par 122 pays, 41 s’abstenant, dont les Etats-Unis, le Canada, les Pays-Bas, Israël, la Turquie, la Grande-Bretagne… montrant ainsi que la question de l’eau ne coule pas tant de source qu’elle fasse consensus, démontrant également par la longueur des discussions nécessaires et la teneur même du vote que nous sommes bien face à un enjeu inscrit dans la réalité quotidienne de chacun, même si l’enjeu est plus vital là-bas qu’ici, comme face à une réelle problématique de réflexion et d’action, à la fois globales et locales, qui exigent, au Nord comme au Sud, de modifier notre rapport à la « nature », d’adapter nos systèmes, nos régulations et donc nos modes de pensée : en un mot d’innover sociétalement. C’est un enjeu aujourd’hui. Ce le sera encore pendant de nombreuses années, et ce sera donc l’affaire d’étudiants, notamment en droit international, qui s’apprêtent à entrer dans la pratique des métiers qu’ils ont choisis.
C’est pour ceux-ci que la Chaire de l’Eau a été créée par la Fondation Cardinal Poupard au sein de la Faculté Libre de Droit de l’Université Catholique de Lille. L’enseignement qu’ils reçoivent est dynamique. Nous fonctionnons sur un mode de séminaire. De petits groupes de quinze étudiants au maximum, réunis autour de deux ou trois intervenants pendant quatre heures, de façon à faciliter les questions, les discussions entre l’intervenant et les étudiants, mais aussi entre l’ensemble des intervenants et des étudiants. Il ne s’agit pas seulement de dispenser un savoir, mais d’amener à réfléchir, à proposer, à débattre, dialoguer. Tout le monde n’est pas d’accord, y compris les intervenants entre eux. Tant mieux ! Chacun développe ses arguments, ses raisons. Tout le monde écoute. C’est un débat fondé et respectueux. Le dialogue est au coeur et la réflexion progresse, semant des graines qui germeront et lèveront bien après les heures des cours, peut-être même dans des mois, des
années…
Parce que la question de l’eau relève de différentes disciplines, d’expériences professionnelles diverses, dans des pays multiples, nous invitons des intervenants illustrant la complexité du problème de l’eau. Il y a bien évidemment des juristes, mais aussi des économistes, des géographes, des politistes spécialisés en relations internationales, en géopolitique, en géostratégie, en développement. Il y a aussi des ingénieurs, des agronomes, des financiers, des responsables d’organisations professionnelles agricoles, des anthropologues, des diplomates, des officiers supérieurs, des représentants d’organisations internationales, d’ONG, et des hommes et des femmes qui étudient depuis des années les questions de l’eau, de l’organisation des territoires, de l’agriculture, des enjeux sociaux ou, plus récemment, de la responsabilité sociale, dans des pays comme l’Inde, le Brésil, la Chine, l’Egypte, le Proche-Orient À cette diversité de compétences, correspond une diversité d’origines des intervenants qui viennent aussi bien de France, de Belgique, de Suisse, d’Allemagne, d’Italie, de Grande-Bretagne… Nous avons ainsi accueilli un juriste italien, ayant étudié en Espagne, enseignant en Angleterre dont les recherches portent sur les nappes phréatiques transfrontalières et qui abordent la question juridique en se fondant sur des travaux scientifiques, notamment hydrographiques, mais pas seulement. Jeudi prochain, une partie du séminaire s’effectuera en vidéoconférence entre Lille et Sao Paulo.
Je ne vais pas entrer dans le détail de l’enseignement. Sachez seulement que nos objectifs sont de donner aux étudiants une vision de l’ensemble de la problématique, de leur montrer aussi qu’ils peuvent innover dans l’approche de leur futur métier en associant une compétence complémentaire et originale à leur formation de base. En associant par exemple l’expertise juridique et des connaissances, du moins une culture étendue suffisante, en matière scientifique, de santé, de religions, de psychologie, de sciences comportementales, etc.
Par ailleurs – à chaque session d’enseignement – nous développons un axe particulier. Pour la session en cours, nous avons choisi de traiter la financiarisation de l’eau.
En effet, pour assurer l’accès de tous à l’eau en quantité et qualité nécessaires, nous savons, notamment depuis le rapport Camdessus de mars 2003, que 183 milliards de dollars annuels sont nécessaires. Partant de là, où trouve-t-on ces milliards, comment, avec qui, dans quel cadre, sous quelles conditions, avec quelles réglementations ? Peut-elle, par exemple, relever des marchés puisque c’est l’une des solutions envisagées : créer un marché de l’eau ? Mais alors, comment fonctionnerait ce marché ? Sur quelles bases ? Avec quelles règles ? Quels acteurs ? Prendrait-on comme modèle un marché à terme du type de celui des matières premières agricoles ? Le calquerait-on sur le marché carbone ? Les références seraient-elles l’eau virtuelle et les empreintes de l’eau ? Etc., etc. Vous voyez qu’il y a matière à apprendre, à réfléchir, débattre sur un sujet dont certains ne veulent pas entendre parler, mais qui est néanmoins en train d’émerger de plus en plus précisément avec des projets qui existent déjà.
Pour achever cette présentation de la Chaire de l’Eau créée par la Fondation Cardinal Poupard, je voudrais parler d’un intervenant d’un genre particulier, qui participe à tous les cours. Il n’a pas de nationalité précise. Il n’est ni du genre féminin, ni du genre masculin. Il est né, il y a quatre ans, mais il est déjà très pertinent et l’est chaque jour davantage car il apprend très vite. Il s’appelle Globe Expert et c’est un système d’intelligence artificielle.
Il serait trop long d’entrer dans les détails de sa technologie. Il suffit de retenir qu’il est principalement fondé sur l’entropie, la logique floue, des algorithmes neuronaux et comportementaux. Il fonctionne en gérant et en analysant des flux d’informations complexes.
A partir de celles-ci, il génère des cartographies des données présentes et nous offre de la sorte des visions objectifiantes des questions posées. Il produit aussi des projections à N années et des simulations selon les scenarii indiqués. Fondamentalement, son apport essentiel est de nous aider dans la compréhension de la complexité en substituant au visible compliqué de l’invisible simple, d’être une interface facile, une passerelle entre une technologie fondée sur les mathématiques, la physique, la biologie, les sciences de l’information et des utilisateurs qui ont reçu une formation en sciences sociales et humaines. Bref, c’est un instrument de dialogue et de compréhension entre ce qui s’exprime par des chiffres et ce qui s’exprime par des mots, lui-même travaillant en croisant et analysant données numériques et données sémantiques.
Tout au long de cette présentation, vous aurez compris que la Chaire de l’Eau créée par la Fondation Cardinal Poupard s’inscrit totalement dans l’innovation et le dialogue. Innovation parce que la réflexion sur l’eau implique que nous modifions les approches et règles présentes, que nous soyons intellectuellement et sociétalement innovants. Dialogue à cause de notre pédagogie fondée sur la complémentarité de disciplines et la discussion entre points de vue différents. Dialogue, aussi et enfin, jusque dans la technologie utilisée comme support à la réflexion.